POLOGNE : UN CONCURRENT AVEC LEQUEL IL FAUT COMPTER
Les producteurs et les industriels polonais ont de l'appétit. Ils travaillent dur depuis plus de dix ans à la modernisation de leur filière. Elle affiche aujourd'hui une surcapacité industrielle qui donne de la latitude aux éleveurs et renforce ses ambitions exportatrices.
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SIGNE QUE LES PRODUCTEURS POLONAIS SONT IMPATIENTS DE SORTIR du régime des quotas laitiers : ils ont dépassé la référence nationale « laiteries » de 0,2 % en 2012-2013 et 1,7 % l'an passé. La campagne 2014-2015 continue sur cette lancée : sur les premiers mois, la collecte est en avance de 6 % par rapport à la même période en 2013. Sixième producteur européen, derrière les Pays-Bas, la Pologne est un acteur qui compte dans le paysage laitier européen. À son adhésion, les éleveurs français craignaient qu'avec son lait moins cher, elle marche sur leurs plates-bandes. Il n'en est rien. « C'est plutôt l'inverse, se plaint Darius Sapinski, PDG de la coopérative Mlekovita, numéro 2 avec plus d'un milliard de litres. Le marché français est très difficile à pénétrer. En revanche, les rayons polonais accueillent les fromages et beurres français. » Elle est en fait un vivier de consommation et une plate-forme idéale pour exporter plus à l'Est, en particulier vers la Russie. Pas étonnant donc qu'on y retrouve les Français Bongrain, Danone et Lactalis, implantés là depuis quinze à vingt ans (voir pages suivantes). L'énergie diplomatique que la Pologne déploie dans la résolution de la crise russo-ukrainienne confirme qu'elle avance sans complexe. « Les producteurs polonais n'ont pas peur des crises. Ils sont tellement imprégnés de l'histoire polonaise mouvementée qu'ils se considèrent et se disent en guerre permanente », rapporte un observateur français.
LES PRODUCTEURS ATTENDENT LA FIN DES QUOTAS
Leur entrée dans l'Union européenne s'est accompagnée d'une transformation des campagnes. Le nombre d'exploitations laitières livrant à une laiterie a chuté de 60 %. Celui en vente directe a été divisé par sept. Ceux qui ont choisi de monter dès le départ dans le train laitier ne le regrettent pas. Certes, ils ont dû se conformer aux normes européennes de livraison du lait (cellules, germes, laiterie). En contrepartie, ils bénéficient depuis dix ans d'aides à l'investissement (animaux, matériels, bâtiments) qui complètent les aides découplées, aujourd'hui de 220 €/ha. Résultat : ils sont peu endettés et ont amélioré leur niveau de vie. « Nous ne regrettons pas d'avoir tenté l'aventure », confirment Janina et Witold Marchlewski (voir n°226, p. 98), Barbara et Grzegorz Wozniak, et Grazyna et Waldemar Plantowski chez lesquels L'Eleveur laitier s'est rendu en juin pour la troisième fois en dix ans.
Les deux premiers couples sont à l'image de bon nombre d'éleveurs polonais : une vingtaine de vaches holsteins en étable entravée pour 160 000 à 175 000 kg de quota. Les éleveurs français se reconnaîtront dans le troisième qui a construit, en 2003, une stabulation à logettes et couloirs raclés pour héberger ses 85 holsteins. La taille de leur troupeau a peu évolué mais leurs vaches ont gagné en productivité (500 à 1 000 kg de lait/vache en cinq ans). De quoi répondre aux quotas supplémentaires achetés et obtenus gratuitement de l'Europe. Dynamisés par l'arrivée de leur fils, les Marchlewski et les Plantowski attendent de pied ferme la fin des quotas... pour doubler. « L'aménagement de l'intérieur de la grange adjacente à l'étable entravée va nous coûter 25 000 € (1) autofinanciés. Les aides à l'investissement recues du programme PROW 2014-2020 diminueront ce coût (voir fin de l'article)», confie Witold. À 48 ans, les Wozniak choisissent, eux, le statu quo. Souffrant du dos et jugeant l'élevage laitier dur et contraignant, leur fils préfère se lancer dans la production porcine.
« PRÊTS À TRANSFORMER BEAUCOUP PLUS »
Évidemment, l'embellie sur le prix du lait en 2013 (en moyenne + 30 €/1 000 kg par rapport à 2012) et en 2014 (même s'il fléchit depuis mai) contribue à leur faire voir l'avenir en blanc. Mais pas seulement. Ils ne s'inquiètent pas de la capacité de leur laiterie à transformer ce lait supplémentaire. Les industriels laitiers, qui exportent 22,6 % de la collecte polonaise en 2013, investissent pour lancer de nouveaux produits et gagner en capacité de transformation. Les deux leaders affirment pouvoir absorber dès aujourd'hui le double de ce qu'ils collectent. « Notre collecte couvre 55 % de notre capacité de transformation », indique Edmund Borawski, PDG de Mlekpol (1,4 milliard de litres, 14 000 producteurs et 840 ME de chiffre d'affaires). Le groupe coopératif a investi l'an passé 18 M€ et prévoit 23 M€ cette année. « Ces dix dernières années, nous avons beaucoup travaillé à améliorer la rentabilité de nos outils. Nous continuons d'investir pour les renouveler. Notre stratégie est de fabriquer beaucoup, de créer de nouveaux produits, avec des processus de plus en plus automatisés. » Il avoue ne pas avoir anticipé la demande chinoise de lait infantile. « C'est un péché de jeunesse. Nous allons faire en sorte de combler ce retard. »
« Nous pouvons transformer deux fois plus qu'actuellement, assure de son côté Darius Sapinski, PDG du groupe coopératif Mlekovita, au coude à coude avec Mlekpol (1,21 Md de litres de collecte, 834,1 M€ de CA). L'an passé, Mlekovita a investi 28 M€ (13 M€ en 2012) dans la poudre de lactosérum (8,5 M€), le lait UHT, le conditionnement du fromage en tranches, et un outil de fromages à pâte dure dédiés à l'export (9,5 M€). Comme leurs cousines de l'Ouest, les deux coopératives sont confrontées aux aléas du marché. Elles cherchent à réduire les risques par une large gamme de produits de grande consommation à marques (lait UHT, fromages à pâte dure en tranches et en morceaux, fromages frais, yaourts, kéfirs, boissons lactées, beurres, etc.) et par une politique de volumes pour diluer les coûts de production. Elles sont discrètes sur leur mix-produits PGC-produits industriels et sur leurs exportations, qui représentent 20 à 30 % de leurs ventes. On devine que l'Allemagne et la Russie sont des clients de poids.
« LE PRIX DU LAIT RÉGULERA LES VOLUMES »
Pas étonnant puisqu'en 2013, la Russie est le troisième pays destinataire des exportations polonaises (8,3 % de la valeur exportée, voir aussi p. 10). Avec 19 %, l'Allemagne est le numéro un. Les fromages sont au premier rang des exportations (40,4 %), essentiellement à pâtes pressées cuites. La proximité de la Russie (1 250 km entre Varsovie et Moscou) facilite aussi l'exportation de produits frais, ce dont ne se prive pas Mlekpol. Sans oublier l'enclave russe de Kaliningrad (entre la Pologne et la Lettonie) où Mlekovita y développe une activité commerciale.
On l'a compris : à Grajewo et Wysokie Mazowieckie, Laval et Paris, sièges de Mlekpol, Mlekovita et des grands groupes français, on parle le même langage laitier : la valorisation du marché national et européen, l'accompagnement de la croissance mondiale. « En Pologne, la consommation de produits laitiers progresse mais doucement. Nous n'avons pas d'autres choix que d'exporter », ajoute Darius Sapinski.
L'image d'une agriculture polonaise que l'on a encore inconsciemment en tête est dépassée. Producteurs et transformateurs polonais sont dans les starting-blocks pour l'après-quotas. Envisagent-ils une politique de régulation des volumes ? Cette question ne se pose pas en ces termes dans ce pays aux couleurs désormais libérales. « Le prix du lait régulera la production laitière. Les éleveurs savent s'adapter. Ils l'ont prouvé la campagne dernière en freinant leurs livraisons pour éviter un dépassement de quotas trop important », répondent-ils tous, tout en comptant sur les filets de sécurité européens.
« RESTRUCTURER POUR APPORTER DE LA STABILITÉ À LA FILIÈRE »
Waldemar Plantowski pousse loin cette logique libérale. Il est membre depuis trois ans d'un groupement de cinq exploitations pour un volume total de 16 Ml : deux à 800 000 l, une à 250 000 l et deux à 7 Ml... dont une ferme d'État constituée en SA. « Notre poids nous permet de négocier chaque mois le prix de notre lait avec nos clients sans tenir compte du TP et du TB, qui sont de toute façon réguliers. Le délai de dénonciation de nos contrats est d'un mois, sans pénalités. Nous sommes libres de les quitter quand nous voulons. » Évidemment, la conjoncture favorable depuis deux ans facilite cette stratégie, d'autant plus que les laiteries se bagarrent sur le terrain pour attirer dans leur giron les producteurs qu'elles jugent dynamiques. Un retournement de marché étant possible, par sécurité, Waldemar développe parallèlement une activité de travaux agricoles. « J'aspire à une certaine stabilité », confie-t-il.
Avis partagé par Mlekpol et Mlekovita pour lesquelles la stabilité du marché après les quotas sera déterminante dans l'envie des producteurs d'aller de l'avant. « Cela passe par la poursuite de la restructuration industrielle du secteur laitier. Il y a trop d'intervenants sur le marché qui créent une concurrence intérieure mais aussi à l'export. »
Environ 200 coopératives collectent 70 % du lait polonais. Leur surcapacité industrielle leur donne de quoi en accueillir encore. Ils y ont tout intérêt pour baisser leurs coûts.
« JE VERSE 13 €/1 000 L DE CAPITAL SOCIAL TOUS LES MOIS À MA COOPÉRATIVE »
Les deux coopératives qui donnent le « la » du secteur laitier polonais mènent de front plusieurs politiques : satisfaire les consommateurs par des produits marquetés et de qualité en adéquation avec leur pouvoir d'achat (salaire moyen brut : 930 €/mois, Smic : 400 € contre 1 430 € en France), participer à la croissance mondiale et poursuivre la restructuration. En cas de crise laitière majeure, la Pologne sera-t-elle tentée de produire plus pour compenser la baisse des prix, stratégie adoptée par l'Allemagne en 2009 ? « On ne peut pas prévoir l'avenir », esquive Edmund Borawski. Tous les ingrédients dans ce sens sont en tout cas en place.
Le prélèvement que les coopératives effectuent tous les mois sur les factures de lait de leurs adhérents au titre du capital social participe au financement de ce triple objectif. À la coopérative de Lowicz, le numéro trois (930 Ml et 382 M€ de CA), il est de 13 €/1 000 l. « On peut récupérer le montant versé trois ans après, indique Grzegorz Wozniak, qui compte parmi ses 6 800 membres (voir début article). C'est un bon placement en vue de notre retraite. » À l'ouest de Varsovie, la coopérative adopte un discours moins conquérant que les deux leaders. « Beaucoup de coopératives sont prêtes à fusionner mais elles sont en mauvaise santé financière. » Lowicz en a repris trois en six ans. Si l'export représente 15 % de CA, sa priorité reste le marché intérieur. Elle affirme pouvoir transformer 5 à 7 % de lait en plus après 2015. « Cela fera plus pour ceux qui souhaitent développer le lait. La restructuration des fermes va se poursuivre. Les élevages de quelques vaches représentent 4 à 5 % de notre collecte. »
Cette restructuration est soutenue par le gouvernement polonais. Pour cela, il s'appuie sur PROW 2014-2020, la déclinaison nationale du second pilier de la Pac pour un budget total de 13,5 Md€ (dont 8,59 Md€ de fonds européens). Sur cette période, il alloue 2,816 MdE « à la modernisation des exploitations », tous secteurs confondus. Clairement, le développement des élevages laitiers est visé. Ne pourront en effet y prétendre que ceux d'au moins 25 vaches ou ceux d'au moins 15 vaches au dépôt du dossier, mais montés à au moins 25 au moment du versement de l'aide. Elle est plafonnée à 47 000 E. Par ailleurs, comme en France, la version polonaise de la nouvelle Pac oriente les aides directes vers les fermes d'élevage, avec une baisse de moitié de l'aide découplée (220 à 110 €/ha(2)) et une survalorisation d'environ 40 E/ha des trente premiers hectares.
Une aide couplée de 70 E par vache est instaurée pour les trente premières. Toutes ces mesures sont un levier indéniable à la limitation de l'endettement des éleveurs.
CLAIRE HUE, AVEC ELISABETH GODZIEMBA
Mlekovita, le numéro deux polonais, joue sur deux tableaux: une large gamme de PGC et une politique de volumes.
Edmund Borawski, PDG du groupe coopératif leader Mlekpol : « Notre marché peut gagner en stabilité par la poursuite de la restructuration industrielle. »
Le niveau d'étable est de 5 400 kg/vache, celui des vaches contrôlées de 7 440 kg (30,5 % des vaches). Une meilleure valorisation des fourrages, un conseil alimentaire plus indépendant des firmes, le recours à la génétique sont autant de pistes pour améliorer la productivité. Le frein au développement sera surtout l'accès au foncier.
Przemyslaw et Ryszard Chrostowski, au nord de Varsovie, 100 000 l de quota pour 20 vaches. « À 56 ans, j'ai transmis une partie de mes terres à mon fils. Il souhaite monter le troupeau à 60 vaches, soit en étable entravée pour un coût de 71 500 €, soit dans une stabulation et une salle de traite pour 240 000 €. Il n'a pas encore décidé. »
Karol Plocinnik, à l'est de Poznan, 500 000 l (dont 100 000 l loués) et 60 vaches. « J'ai repris la ferme familiale de 180 000 l de quota et 32 vaches en 2005. J'ai investi 240 000 € il y a trois ans dont 71 500 € d'aides. Il me reste deux annuités de 23 800 €. Je peux héberger encore 20 vaches. Je vais le faire progressivement. »
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